Les vieilles tiges de l'aviation belge

Comment Louis de San a battu à Chungking (Chine) les records asiatiques de durée et d'altitude en 1940

En 1939, Louis de San s’embarquait pour la Chine afin d’y remplir sa tâche de diplomate. Vélivoliste dans l’âme, il voulut tâter les ascendances des ciels d’Orient, et lorsqu’il partit sur un planeur chinois, remorqué par un chasseur, ce fut pour réussir un vol de plus de quatre heures. Il devint ainsi recordman d’Asie. Après l’attaque sur Pearl-Harbour, il parvint à s‘échapper d’Hong-Kong sous les bombes, et à rejoindre l’Afrique du Sud. Il s’y engagea dans la RAF et passa les épreuves de pilote d’avion. Le lieutenant de San passa alors au Congo, où il accomplit jusqu’à la fin des hostilités, des missions et des liaisons en tous sens à bord d’appareils Oxford et SV4. Voici son récit du vol record qu’il établit en Chine.

 Nous sommes en 1940. J’étais depuis un an à Chungking, capitale de guerre du Gouvernement chinois. Bombardements jours et nuits, chaleur écrasante de plus de 40°, tension morale, solitude…Peu de distractions : on assiste en spectateur à la lutte presque sans espoir du peuple chinois, en guerre depuis deux ans. Je parcours le pays et passe des heures à observer les nuages, le vol des oiseaux, les conditions météorologistes; et j’étais rapidement arrivé à la conclusion que les belles ascendances devaient être aussi nombreuses que les poissons du Yangtsé.

Je connaissais chaque coin de terrain des environs de Chungking. La ville se présentait comme une espèce de presqu’île, entourée par deux fleuves puissants, le Yangtsé et la Kialing. Des milliers de toits noirâtres, de larges plaques rasées par les bombardements japonais, le contraste immédiat des grandes masses d’eau et, sur le tout, un soleil de plomb, plus écrasant que le plus lourd soleil de Coquilhatville ou du Lac Léopold II, au Congo.

Là où les grands oiseaux planeurs tracent infatigablement leurs spirales, on peut être assuré de rencontrer de puissantes ascendances. Au-dessus de la ville, au-dessus des bancs de sable blanc émergeant du fleuve, on voyait tourner, du matin jusqu’au soir, des milliers de buses, d’aigles, de charognards de toutes sortes. Ils tournaient par bandes, toujours aux mêmes places. J’avais soigneusement observé leurs évolutions, repéré les endroits au-dessus desquels ils tournaient, étudié les causes probables des ascendances qu’ils utilisaient et qui semblaient très puissantes. Et j’avais envie de voler…

Un an auparavant, j’étais en Haute Silésic, dans un camp allemand, à Grunau, Riesengebierge. En pleine forme, d’excellents instructeurs m’avaient donné tous les trucs du métier et m’avaient permis de grimper à 4.900 mètres

Je voyais ici tous les jours, des conditions encore bien supérieures aux plus beaux jours de Grunau. Mais ... pas de planeur, et impossible de s’en faire expédier un par avion, des Etats-Unis. De plus, les Chinois ne m’auraient pas laissé voler en pleine guerre. Un beau matin, - c’était le 20 avril — mon secrétaire chinois me traduisit un article de presse annonçant une prochaine démonstration de vol à voile, à Chungking, par un pilote chinois formé en Allemagne.

Effectivement deux jours après, arrive sur le terrain de Chungking un groupe de pilotes militaires avec deux splendides planeurs neufs du type “Rhônsperber”. C’étaient deux planeurs de hautes performances, munis des meilleurs instruments; comment étaient-ils arrivés à Chungking, après la retraite de Shangai, puis de Hangkow (deux mille kilomètres, sans route et sans chemin de fer ...) ceci restera toujours un mystère pour moi. Mais ils étaient là, sous mes yeux!

Le 24, un pilote chinois se fait remorquer jusqu’à 2.000 mètres et fait une très belle démonstration d’acrobatie. Malheureusement, pour une cause indéterminée, alors qu’il se trouvait encore à une centaine de mètres, son appareil s’engageait dans un piqué vertical et entra percutant dans le sol. Il n’en restait rien.

Quelques heures après ce tragique accident, je reçois un coup de téléphone du Ministère de la Guerre, me demandant si je ne voulais pas tenter une démonstration avec le planeur restant. J’accepte évidemment sans hésiter et fixe rendez-vous sur la plaine pour le lendemain à 8 heures du matin. Le 25 avril 1940, je me trouvais donc, à 8 heures du matin, examinant en détail le Rhönsperber mis à ma disposition, ainsi que l’avion Curtiss qui devait me remorquer. J’installe mon altimètre et un variomètre spécial que j’avais emporté d’Europe dans mes bagages.

Le planeur était prêt au décollage vers midi moins vingt. Je donne instruction au pilote de me remorquer au-dessus de la ville, et je lui déclare que je lâcherai l’avion à une altitude de 300 mètres et que je monterai par mes propres moyens à 2.000 mètres. Regards sceptiques de mes amis chinois, qui acceptent difficilement qu’un Européen puisse faire quelque chose mieux qu’un Fils du Ciel.

A midi moins un quart, je décolle. Nous suivons d’abord le fleuve. La ville est à notre gauche, étagée sur sa montagne. Il n’y a pas un seul remous; tout est lisse. C’était prévu. Arrivé à la pointe de la presqu’île, nous tournons à gauche, de 90 degrés et cette fois, toujours en montant à 1 mètre-seconde, nous commençons à survoler la ville.
Dès que nous arrivons au-dessus des toits, je ressens de nombreux petits courants ascendants; mes variomètres m’indiquent fréquemment deux mètres-secondes. Mais je ne suis encore qu’à 200 mètres, et trop loin de mon terrain, au cas où je ne rencontrerais pas d’ascendance sérieuse.

Arrivé au-dessus de San Shin Sze, l’avion commence un léger virage à gauche et je devine qu’il va repasser au-dessus du fleuve; mon altimètre marque juste 300 mètres, et je décroche dans une petite ascendance où je me mets immédiatement en spirales serrées. Le remorquage avait duré sept minutes. Le ciel était complètement bleu, sans un nuage, avec toutefois une légère brume violette au sol. Pas de vent. Il s’agit donc de voler uniquement au moyen de courants thermiques. Presque’ immédiatement, je constate que je tourne dans un courant très faible. Après une ou deux minutes, je commence même à descendre à une vitesse d’environ 1 mètre cinquante-seconde. Je vole à 75 km/h, incliné à 35 degrés environ. Je décide de reprendre la direction du fleuve et de me rapprocher du terrain, mais je constate que j’ai été déporté plus loin que je le pensais. Impossible de regagner l’île d’où j’ai décollé. J’avise alors un grand banc de sable, et décide de tenter une dernière chance en volant jusqu’à la pointe de la ville, où j’ai observé et senti quelques bons courants, au début de mon remorquage.

A 60 mètres au-dessus des toits — enfin ! — quelques fortes secousses et mes deux variomètres se fixent tout à coup à 2 mètres de montée. Spirales très serrées, incliné à 45 degrés, vitesse 80 km/h, et je monte ... cette fois régulièrement et sans secousses. 200 mètres, 500 mètres, 1.000 mètres, je tourne toujours, élargissant mes spirales. Le vol devient de plus en plus facilc, et cette fois, je monte à 3 mètres-seconde. Je vois le magnifique panorama de la ville, enserrée comme dans un étau entre ses deux grands fleuves; je vois, tout petits, les canonnières anglaises, françaises et américaines (le “Tutuila” où j’allais régulièrement manger de si bons curry).

Je vois mon Ambassade, minuscule, les grands réservoirs à eau, le début des magnifiques gorges du Yangtsé, les innombrables champs de riz qui ressemblent aux courbes de niveau sur les cartes à reliefs. Un splendide paysage en miniature comme les Chinois les aiment dans leurs jardins.

Je m’amuse à survoler la ville en tous sens. Je me mets en folles spirales en face du gunboat américain et grimpe en quelques secondes, me semble-t-il, à 2.000 mètres. Là, je décide de m’arrêter et de me promener. Je crains surtout les Japonais qui viendront sans doute nous bombarder et pourraient bien envoyer un avion en éclaireur qui aurait facile à me descendre ... Je vole sous les couleurs militaires chinoises, et je serais donc dans mon tort.

Vers deux heures, je constate que la ville est déserte et j’en conclu qu’il doit y avoir alerte. Je passe de l’autre côté du fleuve et attends, en écarquillant les yeux. Mais je ne vois rien. Les escadrilles japonaises ont paraît-il, passé, mais un peu au Nord de la ville, en route pour bombarder Changtu. J’explore les environs pour vérifier mes observations et je constate qu’en dehors de la ville, il n’y a presque pas d’ascendances à trouver. Air rigoureusement lisse et stable partout. Vers trois heures de l’après-midi, un changement se produit dans l’atmosphère: les courants diminuent considérablement au-dessus de la ville; par contre, au-dessus du fleuve, en survolant les grands bancs de sable, je rencontre quantités de belles ascendances de deux et trois mètres-seconde.

Vers quatre heures, je me sens très fatigué, j’ai mangé mon déjeuner, grosse tension nerveuse, vu que je n’ai plus volé depuis près d’un an. De plus, siège très dur et un parachute qui m’étouffe. Je sors les volets de freinage aérodynamique pour descendre et constate qu il me faut piquer à 90 pour arriver à perdre de la hauteur, tant les courants sont forts au milieu du fleuve. Je m’amuse pendant cinq ou six minutes à prendre des tournants à la verticale au-dessus de l’Ambassade britannique et du terrain où j’aperçois des milliers de Chinois. Enfin, je me pose tout au bout de l’île pour ne pas atterrir sur les crânes. Atterrissage parfait par 42 degrés de chaleur, après un vol de 4 heures 44 minutes.

Les records asiatiques de durée et d’altitude étaient battus au premier essai. C’était le premier vol de performance en Chine. Le soir même, les journaux de la capitale donnaient le communiqué suivant, en chinois et en anglais:

"New glider record registrated here, - Chungkin, April 25 (Central News). By remaining in the air for 4 hours and 44 minutes, M Louis de San, Belgian glider-flyer and honorary director of the Sino-French-Belgian Swiss Cultural Association, set a new endurance record for Asia to day. Flying a glider of the Aeronautical Affairs Commission, M de San took off at 11:25 this morning. He gained an altitude of 5,700 feet."

Source: AVIATION — N’ 14, Volume 2 — Mars 1946