Les vieilles tiges de l'aviation belge

Edmond Thieffry, docteur en droit, as de la guerre 1914-1918, pionnier de la ligne aérienne Belgique – Congo

Michel Mandl et Paul Jourez

I. La personnalité

 Né à Etterbeek, le 28 septembre 1892.
Études de droit à l’Université de Louvain.
Prisonnier et évadé de guerre.
Aviateur militaire aux dix victoires.
Responsable du premier raid Bruxelles-Léopoldville en 1925.
Mort accidentelle à Kibanga (Lac Tanganyika), le 11 avril 1929.

La carrière aéronautique

  • Août-septembre 1915 : brevet civil et militaire d’aviateur.
  • 1 février 1916 : mutation à la 3e Escadrille sur biplace Voisin.
  • 11 décembre 1916 : muté à la 5e Escadrille, l’escadrille de la Comète, (à Houthem puis au terrain des Moeres), Thieffry vole sur Nieuport 11.
  • 24 janvier 1917 : survol de Bruxelles.
  • 15 mars 1917 - première victoire homologuée.
  • Été 1917, la 5e Escadrille passe sur Nieuport 23 et Thieffry effectue le premier doublé de l’Aviation Militaire : deux Albatros D.III sont abattus le 3 juillet 1917.
  • Après sa sixième victoire, Thieffry passe sur Spad VII. Il décroche sa dixième victoire le 16 octobre 1917. Le 23 février 1918, son appareil prend feu lors d’un engagement et Thieffry est obligé de se poser chez l’ennemi. Il termine le conflit en captivité.
  • Raid Bruxelles – Léopoldville, du 12 février au 3 avril 1925, avec Léopold Roger et Jef Debruycker.
  • Le 11 avril 1929, au cours d’une mission au Congo en Avimeta, l’avion piloté par Gaston Julien, avec Edmond Thieffry et le mécanicien Gastuche à bord, s’écrase sur les bords du Lac Tanganyika. Seul Eugène Gastuche en réchappe.

II. Biographie

Edmond Thieffry est né à Etterbeek le 28 septembre 1892. Après des études secondaires qu'il fait en néerlandais à Turnhout, Thieffry commence des études de droit à l'Université de Louvain. Conscrit au 14e Régiment de ligne en 1912, il doit les interrompre jusqu’en février 1914. Il vient de recevoir son diplôme de docteur en droit lorsque le 29 juillet 1914, il est rappelé au Régiment.
Il reçoit l'ordre de rejoindre le fort de Loncin où il est attaché à l'Etat-major du général Leman. Capturé à Herstal par les Allemands, il réussit à s’enfuir et gagne la Hollande en motocyclette. Arrêté par les gendarmes hollandais, il parvient grâce à sa parfaite connaissance du néerlandais et à sa formation juridique, à éviter l'internement en Hollande. Il fait valoir qu’un prisonnier qui s’évade ne peut être assimilé à un combattant en arme qui passe la frontière. Il peut ainsi gagner Anvers et y rejoindre l'armée belge. Il participe alors aux opérations de la 3e Division aux services des estafettes. Puis vient la retraite sur l’Yser et quelque mois plus tard, la stabilisation du front.
Avide d’action, Thieffry parvient, en 1915, à obtenir son passage à l'aviation militaire pour devenir aviateur. Le 15 juillet 1915, il arrive à Étampes au sud de Paris, où se trouve l’École belge d’Aviation. Après un entraînement sans problème, il passe avec succès les épreuves du brevet civil, le 21 août et obtient le brevet militaire, le 21 septembre 1915.

Sa première affectation opérationnelle l’amène, à partir du 1 février 1916, à la 3e Escadrille, à Coxyde, au terrain de la ferme Groote Boogaerde. Les missions consistent essentiellement en des vols de bombardement, d’observation et de réglage des tirs d’artillerie. C’est sur Voisin type IX que Thieffry va réaliser ses premières sorties de combat. Les « faits marquants » relatent toute cette période qui va faire d’Edmond Thieffry un pilote de légende.

Le 23 février 1918, alors qu’il effectue sa 150e mission de combat, son avion est touché au cours d’un engagement et Thieffry est obligé de se poser dans les lignes allemandes. Blessé, Thieffry est fait prisonnier. On l’emmène en Allemagne, à Stettin, Karlsruhe et Ingolstad en Bavière. S’évadant à plusieurs reprises, il réussit finalement à rejoindre Bruxelles via la Suisse, le 6 décembre 1918.
Dix jours plus tard, Edmond Thieffry prête serment d'avocat devant la Cour d’Appel de Bruxelles.
Le 6 février 1919, notre as épouse la fiancée, qui pendant quatre ans, a tremblé pour lui. Comme les officiers de réserve ont l’occasion d’effectuer un certain nombre d’heures de vol, Thieffry en profite largement. Tout ce qui touche à l’aviation continue à l’intéresser. Il est entre autres la cheville ouvrière de l’érection de la statue dédiée à Poelkapelle à l’as français, Georges Guynemer, disparu dans les « Flanders Fields » en 1917.

En 1924, Thieffry reçoit l’autorisation du gouvernement pour utiliser un des Handley-Page afin de tenter la première liaison entre la Belgique et le Congo. Le récit de cet autre grand fait marquant figure au paragraphe suivant.

Cette première liaison aérienne Bruxelles-Kinshasa, (8.200 kilomètres, parcourus en 75 heures de vol effectif) a été accomplie en cinquante et un jours. Pour que la démonstration soit concluante, il faut diminuer la durée du voyage. Thieffry n’hésite pas ; il reprend son travail de préparation de nouvelles randonnées vers le Congo. Mais cette fois, la chance ne lui sourit pas. Deux raids entrepris en février et en juin 1928 échouent.
Une troisième tentative subit le même sort le 6 février 1929. L’avion Avimeta, un monoplan métallique, que Thieffry est supposé convoyé au Congo pour le compte du Prince Eugène de Ligne, effectue un atterrissage forcé peu après le décollage de Deurne-lez-Anvers. La semaine suivante, quelque peu dépité par ce malheureux contretemps, Thieffry accompagné du jeune pilote Gaston Julien et le mécanicien Eugène Gastuche, embarquent à Anvers sur le S.S. Elisabethville qui les amène à Boma. Ils emportent avec eux le deuxième Avimeta du Prince de Ligne afin de l’amener au Lac Tanganyika.

 Le vol de 400 km entre Boma et Léopoldville s’effectue sans problème malgré les mauvaises conditions météorologiques. Le 28 mars 1929, l’Avimeta quitte Léopoldville pour le Kivu, sa destination finale. Après différentes escales (Bandundu, Musese, Lusambo, et Kabalo), l’Avimeta arrive à Albertville (actuellement Kalémié) où Thieffry a tenu à se rendre pour saluer sa sœur religieuse qui travaille dans un hôpital de la ville. Il reste une dernière étape à franchir. Le 11 avril, l’Avimeta, piloté par Gaston Julien, prend son envol à destination de Birava. Les conditions météorologiques se détériorent et Julien essaye de rester en contact avec le sol. Pris dans une tornade, l’avion percute les hautes herbes en bordure de lac dans la baie de Kabinga, à hauteur d’un lieu dit « Kabu ». Pour Gaston Julien et Edmond Thieffry, c’est la fin. Eugène Gastuche s’en tire avec une fracture et de multiples contusions.
Edmond Thieffry était âgé de trente-sept ans.

Dans un premier temps, Thieffry et Julien sont ensevelis sur une petite butte à 200 mètres du lac Tanganyika. Par la suite, un monument va être érigé sur leurs tombes, Madame Thieffry ayant estimé que le seul endroit qui convenait pour recevoir les restes de son valeureux époux était cette terre d’Afrique qu’il avait tant aimée.

 Comme le précise Albert Morel dans l’ouvrage qu’il a consacré à notre héros en 1948, « le pays se devait toutefois, de perpétuer le souvenir d’un aussi grand disparu, en élevant à sa mémoire, dans sa commune natale, un monument rappelant aux jeunes générations, ce qu’avait fait Edmond Thieffry pour la grandeur de sa Patrie ».

Cette stèle ainsi qu’une plaque commémorative retraçant l’itinéraire de la première liaison aérienne vers le Congo est inaugurée le 10 juillet 1932.

Début des années septante, lors de la construction du Métro à Bruxelles, une des stations située à proximité de la rue « Aviateur Thieffry » va porter le nom de notre héros. L’inauguration de la station a eu lieu le 20 septembre 1976.

En 1992, à l’occasion du centenaire de sa naissance, la commune d’Etterbeek a dignement fêté l’événement rendant ainsi hommage à un as de la première guerre au parcours patriotique tout à fait exceptionnel.

III. Les faits marquants

L’as aux dix victoires

Au cours des premiers mois de guerre, Edmond Thieffry a régulièrement comme estafette, l’occasion de se rendre en moto au terrain de la plaine d’aviation de Coxyde. Un jour qu’il se balade dans le hangar des avions, Edmond Thieffry est tout surpris de rencontrer la capitaine Demanet, commandant de la 1re Escadrille. Réalisant son intérêt pour l’aviation, Demanet lui déclare tout de go, que s’il veut venir à l’aviation, il n’a qu’à payer d’audace et s’adresser directement au Colonel du Grand Quartier Général situé à Houthem-lez-Furnes. Comme le précise son ami R. Schuermans qui va l’accompagner au cours de cette démarche peu protocolaire : « Le plan fut vite dressé ». En effet, quelques jours plus tard, Thieffry parvient après pas mal de stratagèmes, à rencontrer le colonel Maglinse et à le convaincre ce même jour d’être inscrits, lui et son compagnon, à l’École belge d’Aviation qui se forme à Étampes.

Nous sommes en janvier 1915.
rière opérationnelle à la 3e Escadrille à Coxyde, unité d’observation et de bombardement. Au cours de cette période, il a l’occasion d’assister à la naissance de la photographie aérienne, à l’initiative de deux autres gloires de l’Aviation Militaire belge, Jules Jaumotte et Fernand Jacquet. Dans les intéressantes notes qu’Edmond Thieffry a prises à l’époque, voici ce qu’il en dit : « C’est seulement après la stabilité du front que l’on songea à remplacer la carte et le crayon de l’observateur par un appareil photographique. Ce fut là un progrès énorme. Désormais, il fut inutile de nous envoyer une deuxième fois pour obtenir de plus amples renseignements. Il ne fut plus nécessaire de voler une heure au-dessus du même endroit pour repérer un détail ou recueillir un dernier renseignement. Les premiers clichés ne furent pas des chefs d’œuvre. À force de courage, de patience et d’adresse, cette branche de l’aviation aboutit à des résultats merveilleux ».

Thieffry participe également aux premières missions de bombardement de notre aviation.
C’est au cours d’une de ces missions qu’il est obligé de rentrer au terrain sans avoir pu larguer ses bombes, l’objectif n’ayant pu être atteint à cause du mauvais temps. Au cours de l’approche finale, Thieffry heurte le projecteur d’aérodrome et s’écrase lourdement sur la plaine. Par chance, les bombes ne se sont pas dégoupillées. Cet incident et celui qu’il provoque quelques jours plus tard en accrochant une butte de tir à l’exercice, vont amener ses supérieurs à se souvenir qu’il avait introduit par le passé une demande pour être affecté dans une unité de chasse…Le 6 septembre 1916, Thieffry quitte Saint-Idesbald pour rejoindre l’École de chasse à Étampes !

Après un certain nombre d’heures de vol en double commande à bord d’un Farman 40, Thieffry passe sur Nieuport 11 et se fait immédiatement remarqué ! Il a à peine pris l’avion en main, qu’il se lance dans une série d’acrobaties avec de nombreux loopings au-dessus de la plaine de Villesauvage. Thieffry sait que le commandement a strictement interdit toutes manœuvres acrobatiques, à la suite de deux accidents mortels intervenus à deux élèves. À sa descente d’avion, il se retrouve pour huit jours au cachot. Il a comme compagnon dans la cellule voisine, un certain Willy Coppens qui s’est fait surprendre à Paris, sans permission. Cela crée des liens…

Le 11 décembre 1916, Thieffry est muté à l’escadrille de la Comète, la 5e Escadrille à l’aérodrome de Houthem, puis à l’aérodrome des Moeres à partir de 1917. Comme le précise, Albert Morel, « Thieffry allait désormais vivre là des heures intenses, héroïques se donnant corps et âmes, à l’idéal qu’il s’était tracé ».

Il est à peine arrivé dans sa nouvelle unité que déjà l’idée lui prend de survoler Bruxelles.
Le 24 janvier 1917, il prend le ris-que, à bord d’un nouveau monopla-ce de chasse Nieuport d’une auto-nomie de vol accrue, d’aller larguer quatre drapeaux belges. Le premier est lâché à l’église des Saint-Michel et Gudule, le second pour les Jésui-tes du Collège St Michel et deux au-tres pour ses parents et sa fiancée à Etterbeek. À son retour, son réser-voir d’essence est quasi vide.
Il lui reste un litre de carburant ! Mais son exploit valait bien la peine de courir ce risque. .. ainsi que les mesures disciplinaires qui fatalement n’allaient pas tarder.
Le commandant Jacquet, qui dirige à cette époque le groupe de chasse, se limite toutefois à lui donner une sérieuse réprimande.

Le Nieuport avec lequel il a survolé Bruxelles

La première oriflamme portait le libellé suivant sur la bande jaune :

« Bruxellois, l’armée belge admire votre héroïque résistance à la germanisation.
A bientôt. Vive la Belgique, Vive le Roi. Edmond Thieffry »

Lorsque le 15 et le 23 mars 1917, Edmond Thieffry abat ses deux premiers avions le survol de Bruxelles devient subitement un acte de bravoure … La formulation utilisée pour mentionner le fait qu’il ait abattu deux appareils vaut également la peine d’être relevée.

Cité à l’ordre du jour de l’armée et décoré de la Croix de Guerre, le 7 mai 1917 pour le motif suivant :
« Pilote de chasse d’une bravoure peu commune. Le 24 janvier 1917, survola Bruxelles à faible hauteur. Le 15 et le 23 mars < força deux avions ennemis à atterrir brusquement >(!) ».

Le lendemain de sa deuxième victoire, Thieffry est engagé par deux chasseurs allemands. Le Nieuport est criblé de balles et le moteur s’arrête. Thieffry parvient à échapper à l’ennemi et à ramener son avion au-dessus des lignes amies. Le Nieuport se brise à l’atterrissage entre les tranchées. Edmond Thieffry en sort indemne et nullement traumatisé. Il remettra cela dès que possible.

Il obtient son troisième succès le 12 mai et selon le rapport des missions divisionnaires, sa quatrième victime s’écrase le 14 juin. Au cours de ce dernier combat, son avion a pris feu. Il parvient toutefois à rejoindre les avant-postes belges et à se poser en catastrophe. Une fois de plus, le contact avec le sol est rude et l’avion est détruit. Thieffry s’en sort avec quelques égratignures.

Au début de l’été 1917, Thieffry obtient deux nouvelles victoires. Elles interviennent le 3 juillet 1917; date importante puisque ce jour Edmond Thieffry obtient non seulement le premier doublé de l’Aviation Militaire belge en abattant deux Albatros de la Marine allemande, mais ses cinquième et sixième victoires l’élèvent définitivement au rang des as de notre aviation (minimum cinq victoires).
Cet exploit lui vaut d’être nommé Chevalier de l’Ordre de Léopold II, le 23 juillet 1917, avec la citation suivante : « Pilote de chasse exceptionnel d’une bravoure peu commune, le 3 juillet, a abattu à deux minutes d’intervalle, ses 5e et 6e avions ennemis ».

Le 27 juillet 1917, Edmond Thieffry est commissionné, en qualité d’officier auxiliaire, au grade de sous-lieutenant.
Au mois d’août 1917, à la suite d’un séjour à Londres, Edmond Thieffry revient au terrain des Moëres. Il a apparemment réceptionné son premier Spad VII, car c’est à bord de cet appareil qu’il remporte sa septième victoire en abattant un Albatros C, le 16 août 1917.

C’est également à bord de cet appareil que notre as a la fâcheuse surprise d’être attaqué par un jeune britannique patrouillant à bord d’un monoplace de chasse S.E.5. Edmond Thieffry parvient à se poser sur un terrain allié suivi par le pilote anglais qui se rendra finalement compte de sa méprise. Pour se faire pardonner, le jeune anglais offrit une superbe paire de bottes et une caissette de Whisky à notre héros.

C’est toujours sur son Spad, décoré de la splendide comète, qu’Edmond Thieffry obtient ses 8e et 9e victoires les 22 et 26 août 1917. Le 31 août, la chance tourne et cette fois c’est Thieffry qui est touché et obligé de se poser en catastrophe à proximité des lignes belges. Thieffry est indemne, mais le Spad S 1 est complètement détruit.

Le 29 septembre 1917, lors de la visite au front du Roi Victor-Emmanuel III d’Italie, Edmond Thieffry se voit remettre la médaille d’argent de la Valeur Militaire italienne. Quelques jours après cet événement, il est à nouveau cité aux Ordres du Jour de l’Armée et est nommé Chevalier de l’Ordre de Léopold.
Tous ces témoignages de reconnaissance ne lui montent pas à la tête et au cours d’un de ses vols suivants, le 16 octobre, il abat son dixième avion ennemi. En quelques mois, Thieffry est passé du « bouzilleur » de zincs, au rang de grand as de la chasse.

 L’armée française estimant à son tour qu’elle se doit de reconnaître les mérites d’un de nos meilleurs pilotes, Edmond Thieffry est décoré de la Croix de Guerre pour services exceptionnels rendus lors de l’offensive des Flandres.

Le 23 février 1918, au cours d’une mission effectuée en compagnie d’André De Meulemeester et Georges Kervyn de Lettenhove, à la suite d’un « scramble » déclenché par l’État-major, Thieffry est touché par le tir de l’observateur de l’avion qu’il poursuit. Le réservoir d’essence prend feu. Thieffry plonge vers le sol pour semer son poursuivant qui l’accompagne de ses tirs de mitrailleuses. Il parvient à se poser sur une crête, mais l’avion capote.
Capturé par les Allemands, Thieffry est amené dans un hôpital à Courtrai. Pour notre héros, c’est la fin d’une étonnante épopée. Il termine la guerre dans un camp de Bavière à Ingolstad.

 

Le pionnier de la ligne Belgique-Congo

En 1924, la Sabena conçoit le projet d'établir un réseau aérien dans la colonie. Six avions trimoteurs Handley-Page vont être expédiés en caisses à bord des steamers de la Com-pagnie maritime belge. Pour Edmond Thieffry, c’est « le moment d’essayer de vivre encore une belle émotion sportive tout en servant le pays ». Il demande officiellement à la Sabena de mettre un de ses appareils à sa disposition pour tenter de le mener par la voie des airs, à sa base africaine de Kinshasa. Ce projet reçoit l'appui du Roi Albert et des responsables de la Sabena (Albert Marchal et Georges Nélis) ainsi que du général Van Crombrugge, Directeur de l’Administration de l’Aéronautique. Devant la carence des sociétés d’assurances, c’est le Gouvernement belge qui se porte assureur de l’appareil par décision du Conseil des Ministres du 12 janvier 1925.

La mission consiste donc à amener l’avion à Kinshasa et à faire en cours de route toutes les observations concernant les possibilités d’une liaison aérienne sur l’itinéraire choisi. Edmond Thieffry en est le chef. Il est accompagné de deux membres d’équipage recommandés par la Sabena. Il s’agit du pilote Léopold Roger qui a signé un contrat de deux ans avec Sabena-Congo et de Jef De Bruycker, l’infatigable et chevronné mécanicien.

La date de départ est fixée vers la mi-février de façon à se soustraire aux tempêtes de sable fort courantes entre les mois de mars et novembre. L’autorisation de survol des colonies françaises a été obtenue grâce aux excellentes relations de Thieffry avec les autorités françaises. Par ailleurs, il a reçu toute la collaboration des militaires qui préparent au même moment une expédition vers le Tchad et Bangui. Grâce aux préparatifs de cette mission, la route Belgique-Congo se trouve ainsi jalonnée d’aérodromes et de terrains de secours. Ces renseignements et l’autorisation de pouvoir disposer en route des ravitaillements en huile et carburant prévus pour le raid français, ouvrent subitement des perspectives inespérées de réussite. Il est même question de naviguer ensemble jusqu’au Congo. Malheureusement, l’avant-veille du départ, Thieffry reçoit un télégramme de Niamey avec l’annonce d’un très grave accident qui a « brisé les ailes de ces vaillants et chevaleresques amis ». Le « Princesse Marie-José » –¬ le souverain a accepté que sa fille procède au baptême de l’avion – sera donc seul pour effectuer la traversée du désert vers la colonie.

Le 12 février 1925, c’est le départ d’Evere vers la Côte d’Or, en présence des plus hautes autorités du pays et d’une foule nombreuse. Châtillon, Dijon, Lyon, Perpignan sont les escales des deux premiers jours. Puis c’est le survol des côtes espagnoles avec escales à Barcelone, Valence et Alicante. C’est enfin, avant d’arriver à Oran, la traversée de la Méditerranée qui va leur offrir « le spectacle d’un miroir scintillant jusqu’au fond de l’horizon ».
Le « Princesse Marie-José » survole la chaîne du Moyen Atlas, arrive sur le grand plateau et aboutit finalement dans la vaste plaine saharienne. Après le passage des monts Kaour, chaînon du Grand Atlas avec des pics à plus de 2.000 m, la voie de chemin de fer les amène au grand oasis de Colomb-Béchar, où ils atterrissent le 17 février.

Ensuite, un chapelet d’oasis dans la vallée de Saoura les conduit aux falaises du désert de rocs appelés Tanez-Rouft et aux dunes du Grand Erg. Le point de ravitaillement est un puits auquel doit les amener la piste des autochenilles. Mais cette piste finit par disparaître et avec une tempête de sable qui semble s’annoncer à l’horizon, Edmond Thieffry décide de faire poser l’avion. Après une nuit passée à la belle étoile, notre équipage est tout heureux d’être repéré par des méharistes qui vont pouvoir leur indiquer l’emplacement du puits d’Ouallen.

Après une deuxième nuit passée dans le désert en compagnie cette fois de leurs hôtes particulièrement serviables, l’avion repart le 22 février pour Gao au Soudan français (actuellement le Mali). Dans la matinée du 25, il quitte Gao à destination de Niamey… Ils atterrissent toutefois sur un aérodrome qui ne figure pas sur leur carte, à une centaine de kilomètres de leur destination au grand plaisir de son responsable, l’adjoint principal des services civils. Ce dernier s’empresse de leur expliquer la raison de leur méprise : il a créé cet aérodrome de sa propre initiative. Après les avoir invités à déjeuner, il les accompagnera à l’aérodrome de Niamey.

On se souviendra que c’est à Niamey que l’équipage français a gravement « crashé » quelques jours avant le départ de Thieffry. En approche finale d’atterrissage, les débris du « Jean Casale » sont encore bien visibles. L’émotion est grande lorsque Thieffry rencontre les trois survivants de l’accident. Comme le précise Thieffry dans son ouvrage qu’il va rédiger après la réalisation de son exploit : « Jusque très tard, la majestueuse nuit du Niger va retentir des accents de la franche gaîté gauloise ».
Malgré quelques problèmes de fluidité d’huile lors d’une vidange, l’avion s’envole le 1 mars à destination de Zinder. Après quelques heures de vol, la navigation devient de plus en plus difficile. Tous les repères (pistes, poteaux télégraphiques) ont quasi disparu. Le moteur droit commençant subitement à vibrer, Thieffry estime prudent de se poser. Léopold Roger démontre une fois de plus toute son adresse et atterrit dans un champ de mil, à proximité d’un village qu’ils identifient comme étant Tessaoua. Jef De Bruycker découvre rapidement la cause du mal. Les hélices, construites en bois, sont actionnées par l’intermédiaire de moyeux en acier. Or la chaleur produit dans ces deux matériaux des effets contraires. Cela lui prend toutefois quelques heures pour y remédier. Cette période est mise à profit par les autochtones pour défricher le champ de mil sur quelques 500 m, question de faciliter le décollage. Mais la nuit tombe rapidement sous cette latitude et le départ est reporté au lendemain.
L’escale à Zinder permet à notre équipage de faire un entretien plus poussé du « Princesse Marie-José ».
 Le 5 mars, c’est un avion tout fringant qui décolle à destination de Fort-Lamy au sud du lac Tchad. Malgré l’heure matinale, le « Tout Zinder » au grand complet est présent. L’équipage est conscient de la difficulté qui les attend. En effet, les cartes sont de plus en plus imprécises. En fait, il s’agit de vagues croquis qui ne permettent pas vraiment de s’orienter. Après plusieurs heures de vol effectuées au cap dans des conditions de visi-bilité particulièrement mauvaises, Thieffry découvre une rivière qu’il estime être le Chari. Mais à son grand étonnement, pas de Fort-Lamy en vue. Avec encore du carburant pour une heure et demi de vol, décision est prise une nouvelle fois de se poser en campagne. Roger réussit un atterrissage en douceur « sur un sol dur et raboteux » à une centaine de mètres de quelques huttes. Il fait une chaleur torride. Thieffry parvient à identifier leur position grâce aux renseignements fournis par les indigènes. Le « Princesse Marie-José » s’est posé à 250 km au sud de Fort-Lamy, le long du fleuve Logone, un affluent dont le cours est parallèle à celui du Chari. Une légère déviation de la boussole sur un millier de kilomètres a suffi à les écarter de la bonne voie. Comme ils n’ont plus assez de carburant pour se rendre à Fort-Lamy, Thieffry décide de se rapprocher du fleuve Chari, distant d’une centaine de kilomètres à l’est. Roger réussit à nouveau à trouver un champ de mil et à poser l’avion sans le moindre dégât.

Débute alors une épopée qu’il serait trop long de relater dans le détail, d’autant plus qu’elle s’écarte des aspects aéronautiques de la mission (trajet en pirogue, à cheval…). En fait, l’avion peut finalement repartir, le 12 mars, à destination de Fort-Archambault, grâce à l’aide fournie par le gouverneur de Fort-Lamy qui n’hésitera pas à affréter un bateau à vapeur pour leur amener le carburant nécessaire à la poursuite de leur mission.
Une heure de vol sépare leur terrain de fortune de Fort-Archambault. Au cours de l’inspection qui précède le vol suivant qui doit les mener à Bangui, à la frontière avec la colonie belge, Jef découvre que l’état de l’hélice est tel qu’« elle peut claquer en l’air d’un moment à l’autre ».

Ils n’ont malheureusement pas d’hélice de réserve. Thieffry suppose que les autres Handley-Page et leurs pièces de rechanges sont bien arrivés à Kinshasa et décide de risquer un dernier vol vers Bangui. En fait, ils n’ont pas vraiment le choix, vu que les moyens de locomotion entre Kinshasa et Fort-Archambault ne sont guère organisés, tandis que le poste de Bangui se trouve en relations fluviales directes avec Kinshasa.
Le 14 mars, après avoir télégraphié à la Sabena une demande d’envoi d’hélice à Bangui, Thieffry et ses compagnons poursuivent leur raid vers cette destination.

Au cours de cette liaison qui doit être l’avant dernière avant Kinshasa, le « Princesse Marie-José » longe l’Oubanghi ce qui permet à nos pionniers de découvrir un premier coin de terre belge. La liaison, par air, de la Belgique à sa colonie est devenue réalité.
L’accueil à Bangui est on ne peut plus chaleureux. Tous sont conscients de l’exploit que nos trois pionniers sont entrain de réaliser. Ils leur restent à attendre l’hélice en provenance de Kinshasa. Il faudra quinze jours au vapeur postal pour remonter le fleuve Congo puis l’Oubanghi. La nouvelle hélice est installée en 48 heures avec l’aide du chef menuisier de la Sabena qui a tenu à accompagner le matériel de réparation. Ce dernier, du nom de Mestdagh, en a également profité pour réparer les dégâts provoqués par des intempéries particulièrement violentes.

Le départ pour la dernière étape est prévu le 2 avril. Pendant les quinze jours d’immobilisation de l’avion, la piste de la plaine a été doublée de longueur et comporte maintenant quelque 1.200 m. L’administrateur belge a traversé le fleuve de nuit en pirogue pour assister à l’événement. Le gouverneur et ses administrés sont également présents L’avion roule longuement sur un sol détrempé par une récente tornade. « La morsure de l’air sur nos ailes arrache nos roues à la glèbe et nous passons de justesse au-dessus de la cime des arbres ».
Mais notre équipage n’est pas encore au bout de sa peine. Une météorologie capricieuse, pluies et plafond de nuages bas, ainsi qu’un moteur central récalcitrant, obligent Thieffry à prendre une dernière décision de déroutement sur l’aérodrome d’Irebu. Après quelques hésitations au niveau de la navigation, le poste d’Irebu apparaît dans les frondaisons de la forêt. Alerté par les bruits d’avion, le responsable du poste a fait allumer deux feux de bois. Roger obtient ainsi une indication du vent et se pose à la perfection sur le sol de la colonie.
Le problème moteur est rapidement résolu (déréglage du carburateur). Mais une fois de plus, la piste doit être quelque peu allongée, prétexte suffisant pour que le major Mamet puisse obliger ses hôtes à passer leur première nuit dans la colonie à Irebu. Le lendemain, c’est l’aboutissement de 51 jours d’aventure, le « Princesse Marie-José » pose fièrement ses roues sur la plaine de Kinshasa – Léopoldville.
La première liaison entre la Belgique et sa colonie est une réalité.

  

IV. Témoignages

Parmi les nombreux témoignages mettant en valeur toutes les qualités de notre héros, nous retenons plus spécialement le passage du livre d’Albert Morel où celui-ci décrit la personnalité attachante qu’était Edmond Thieffry :
« S’il ne dédaignait pas la gloire, Thieffry restait pour tous ceux qui le connaissaient l’homme simple qu’il avait toujours été. Chez lui les écarts de conduite ou de langage étaient bannis avec la même intransigeance que l’était la vantardise. Compagnon charmant pour ses camarades, il aimait les amis francs et loyaux et détestait les fourbes et les flatteurs ».
Willy Coppens de Houthulst qui l’appréciait beaucoup dira de lui : « Jamais on ne le vit « crâner », prendre des airs poseurs ou se targuer de ses victoires. Il était sincère et combatif, sérieux dans l’action, alternativement ardent et spirituel dans la riposte, ce qui était le secret de son charme. »

Enfin, nous tenons à publier intégralement la préface rédigée par Sa Majesté le Roi Albert I au récit qu’Edmond Thieffry publie en 1926, après avoir accompli la première liaison aérienne Belgique-Congo. On ne pouvait rendre plus bel hommage à ce héros et pionnier de notre aviation

  

V. Bibliographie

  • Dossier militaire du Centre de Documentation Historique.
  • Jours envolés : Willy Coppens, Éditions latines, Paris.
  • En avion de Bruxelles au Congo Belge : Edmond Thieffry,
    Éditions de la Renaissance, Bruxelles, 1926.
  • La légende d’Edmond Thieffry : Albert Morel,
    Éditions Chagor, Liège, 1946.
  • Le deuxième rendez-vous d’E. Thieffry avec la gloire, Michel Destexhe,
    Revue AELR N°93, 1997.
  • Above Flanders’ fields, Walter Pieters, Éditions Grub Street, Londres, 1998.
  • Edmond Thieffry et ses deux coéquipiers, article de Jacques Villaret (sans référence).
  • Thieffry Edmond, F. Dellicour,
    Biographie Nationale, 1950 et Biographie coloniale belge, Victor Houart, 1951.
  • Documentation de Georges Lecomte.
  • Documentation mise à disposition par la famille



Insigne de la 5e Escadrille de Chasse, unité d’Edmond Thieffry,
créé par Maurice (Teddy) Franchomme en 1917 

VI. Annexe

L’album des souvenirs

Le temps de l’escadrille et des victoires

  

Edmond Thieffry sur le front de Flandre en 1918 (Reconstitution)

  

Edmond Thieffry, son Spad S VII E... et ses chiens

  

Remise d'une décoration à Edmond Thieffry et à André De Meulemeester par le Roi Albert I

  

Le Roi Albert I et le Roi d’Italie saluent le Cdt Jacquet et Edmond Thieffry

  

Edmond Thieffry et son Nieuport 17

Le temps de la captivité en Allemagne

  

Le temps du raid aérien Belgique-Congo

  

Baptême du Handley-Page "Princesse Marie-José en janvier 1925
M. Forthomme, ministre de la Guerre, SAR la Princesse Marie-José,
M. Marchal, président de la Sabena en compagnie d’Edmond Thieffry

  

SAR la Princesse Marie-José coupe le ruban avec l’aide de M. Georges Nélis

  

Derniers instants avec son épouse et le décollage vers les cieux africains

  

Le Marie-José après un atterrissage en brousse

Le temps du retour et de l’accueil triomphal

  

de g. à d.: Jef De Bruycker, son épouse, Madame Thieffry et Edmond Thieffry

  

Accueil d’Edmond Thieffry et de Jef De Bruycker

  

Réception d’Edmond Thieffry et de son épouse à Bierset

Le temps d’une nouvelle tentative de liaison vers le Kivu

  

L'Avimeta

  

Edmond Thieffry fait escale à Kalemie (Albertville) pour saluer sa soeur, religieuse

  

L'épave de l'Avimeta à Kibanga sur la rive occidentale du Lac Tanganyika 

Le temps du recueillement

  

Sépulture d'Edmond Thieffry et de Gaston Julien à Kibanga (Kabu)

  

Le temps des hommages

  

Inauguration d'une plaque par LL AR le Prince Léopold et la Princesse Astrid, en présence de Madame Thieffry, commémorant le décollage depuis l'aéroport de Haren de la première liaison aérienne entre Bruxelles et Léopoldville

  

Le 16 mars 1950, inauguration d'une plaque à l’aéroport de N’Dolo-Léopoldville, commémorant le premier vol de la métropole à la colonie, à l'occasion de la 1.000ème liaison aérienne Belgique-Congo 

À Etterbeek, à l’occasion du centenaire de sa naissance, le 26 septembre 1992

  

Par ses cinq enfants

  

et ses petits et arrières petits-enfants

  

Par la commune

  

Couverture du Pourquoi-Pas par Jacques Ochs à l'occasion de l'inauguration le 20 septembre 1976 de la station « Thieffry » de la ligne de métro 1 A